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L’Empire du meilleur des mondes

Dans l’imaginaire collectif, les empires tels que l’empire romain ont établi leur domination sur les multitudes grâce à la Force.

Des légions romaines mues par le culte de Sol Invictus au mur d’Adrien, bon nombres d’éléments nous portent à croire que la puissance de l’empire romain résidait dans l’habilité de ses légionnaires et l’esprit stratégique de ses généraux à vaincre sur les champs de bataille.

Il est vrai que César soumettant les gaulois et faisant s’agenouiller Vercingétorix est un élément marquant de l’histoire européenne, mais on a tendance à oublier la réflexion qui devrait suivre :

Comment les Romains ont-ils maintenu les Gaulois sous leur domination pendant plus de 500 ans ?

Pourquoi n’y a-t-il pas eu de soulèvement majeur de la population gauloise par la suite ?

Contrairement à ce qu’a pu affirmer José Manuel Barroso, dans un speech à la commission européenne : « l’Europe est un empire non-impérial, car les empires sont habituellement constitués par la force », les empires maintiennent leur domination non pas par la force, mais par leur capacité à s’adapter et à convaincre les peuples dominés que leur servitude est plus un gage de confort, de paix et de prospérité, que leur auto-détermination.

En effet, bien que les peuples dominés soient épris de liberté, leur volonté d’indépendance est un facteur que l’empire romain a su habilement juguler pendant des centaines d’années au gré des mutations culturelles, politiques et idéologiques.

Dès lors, l’expression Panem et circenses (du pain et des jeux) inventée par le poète Romain Juvénal au premier siècle après J-C, fait explicitement référence à cette politique de servitude volontaire développée par l’empire romain pour contrôler efficacement les millions de sujets de l’empire.

Du sud de l’écosse au nord du Sahara, du Danube jusqu’au Nil, l’oppression romaine était faiblement ressentie. Les élites locales jouissaient de nourriture et de divertissements, mises au point par l’empire pour s’assurer leur adhésion. Cette jouissance et cet art de vivre n’était alors accessible qu’au prix d’une acceptation du système de domination romain.

Les exemples de Spartacus, et autres tribus irréductibles qui se rebellent face au pouvoir miliaire et au système d’oppression Romains manquent de mettre en lumière que la domination Romaine était surtout établie par un contrôle asymétrique de la culture et du commerce.

Colisées, gladiateurs, orgies romaines, marches triomphales, édifices d’art, voies romaines, Pax Romana, tous ces éléments sont des facteurs qui ont été essentiels à une domination des multitudes durant une longue durée. Le Modus Vivendi romain  imposait sa puissance et sa prospérité pour susciter respect et admiration.

Il est donc évident que la domination la plus efficace ne se fait alors pas par l’oppression comme nous avons été habitués à le penser, mais par une illusion de la jouissance et  la liberté.

Les gaulois, les berbères, les celtes, les égyptiens, les grecs, les alamans et les ibériques, ne sont-ils pas devenus romains ?

Ainsi, dans notre monde moderne, qui glorifie la liberté d’expression et la démocratie, il est impensable d’envisager que l’oppression ne puisse être autre que violente. Après tout, nos ancêtres résistants et révolutionnaires de 1789 n’ont-ils pas réagit à un système d’oppression injuste ?

L’oppression à telle besoin d’être injuste pour être une oppression ?

L’oppression ne peut-elle pas être « juste » ? N’est-il pas nécessaire d’avoir l’adhésion du dominé pour que l’oppression perdure ?

D’ailleurs, n’est-il pas plus efficace de faire désirer à l’opprimé son oppression ??

C’est la thèse développée par Aldous Huxley en 1935 dans son Roman le meilleur des mondes.

Considérant que le contrôle par la répression, caractéristique du Roman de Orwell 1984, sera dépassé, il dépeint une forme de dictature douce où les individus, dès leur naissance, sont accoutumés à un système d’oppression implicite.

Il explique :  « Il nous faut remonter jusqu’à la Rome impériale, où la populace était maintenue dans une bonne humeur grâce à des doses fréquentes et gratuites des distractions les plus variées, allant des Drames en vers aux combats de gladiateurs, des récitations de Virgile aux séances de pugilat, des concerts aux revues militaires et aux exécutions publiques. Mais même à Rome, il n’existait rien de semblable aux distractions ininterrompues fournies par les journaux, les revues, la radio, la télévision et le cinéma. Dans le meilleur des mondes, les distractions les plus alléchantes sont délibérément utilisées et à jet continu, comme instruments du gouvernement pour empêcher les populations d’examiner de trop près les réalités de la situation sociale et politique. »

Dans 1984, l’appétit de puissance (puissance d’être) est restreint par la souffrance ; dans le meilleur des mondes c’est en infligeant un plaisir à peine moins humiliant que l’on assure le contrôle.

Ainsi, dans les dictatures plus efficaces de demain, il y aura sans doute beaucoup moins de force déployée. Les sujets des tyrans à venir seront enrégimentés sans douleur par un corps d’ingénieurs hautement qualifiés (comportementalistes, publicitaires, éditorialistes, sociologues, psy).

Une société « dont la plupart des membres passent une grande partie de leur temps, non pas dans l’immédiat et l’avenir prévisible, mais quelque part dans les autres mondes inconséquents du sport, des feuilletons, de la mythologie et de la fantaisie, aura bien du mal à résister aux empiétements de ceux qui voudraient la manipuler et la dominer. »

« Le soma du meilleur des mondes n’avait aucun inconvénients de l’original indien. Pris à petites doses, il donnait une sensation d’euphorie délicieuse ; à plus fortes doses, des visions, et si vous en absorbiez trois comprimés, vous vous enfonciez, au bout de quelques minutes dans un paisible sommeil. […] ce genre de toxicomanie n’était pas un vice personnel, mais bien une institution politique, l’essence même de la vie, de la liberté et de la poursuite du bonheur garantie par la constitution. Mais ce privilège inaliénable des sujets, précieux entre tous, était en même temps l’un des instruments de domination les plus puissants […] l’intoxication systématique des individus pour le bien de l’Etat était un élément essentiel du plan des Administrateurs mondiaux. La ration de soma quotidienne était une garantie contre l’inquiétude personnelle, l’agitation sociale et la propagation d’idées réellement subversives ».

Ainsi, alors que Marie Antoinette rétorquait : « qu’on leur donne de la brioche », les administrateurs mondiaux d’aujourd’hui diront encore plus allègrement : « qu’on leurs donne du space cake ».

Évidemment, dans cette dictature idéale moderne, la recherche de la vérité, implicite dans le principe de recherche du bonheur pour certains philosophes comme de Vattel ou Leibnitz,  est proscrite pour le bien de tous.  La pensée humaine est aplatie, les sens sont exacerbés, afin d’empêcher tout manque ou prise de conscience,  cause des troubles sociaux.

Car, selon le docteur Erich Fromm,  « notre société occidentale contemporaine, malgré ses progrès matériels, intellectuels et sociaux, devient rapidement moins propre à assurer la santé mentale et tend à saper, dans chaque individu, la sécurité intérieure, le bonheur, la raison, la faculté d’aimer ; elle tend à faire de lui un automate qui paie son échec sur le plan humain par des maladies mentales toujours plus fréquentes et un désespoir qui se dissimule sous une frénésie de travail et de prétendu plaisir ».

Les victimes vraiment sans espoir se trouvent parmi ceux qui semblent les plus normaux. Pour beaucoup d’entre eux, c’est « parce qu’ils sont si bien adapté à notre mode d’existence, parce que la voix humaine a été réduite au silence si tôt dans leur vie, qu’ils ne se débattent même pas, ni ne souffrent et ne présentent pas de symptômes comme le font les névrosés ».  Ils sont normaux non pas au sens que l’on pourrait appeler absolu du terme, mais seulement par rapport à une société profondément anormale et c’est la perfection de leur adaptation à celle-ci qui donne mesure de leur déséquilibre mental. Ces millions d’anormalement normaux vivent sans histoires dans une société dont ils ne s’accommoderaient pas s’ils étaient pleinement humains et s’accrochent encore à « l’illusion de l’individualité », mais en fait, ils ont été dans une large mesure dépersonnalisés.

Mais « l’uniformité est incompatible avec la liberté, de même qu’avec la santé mentale…. L’homme n’est pas fait pour être un automate et s’il en devient un, le fondement de son équilibre mental est détruit ».

Le désir d’imposer l’ordre à la confusion, de faire naître l’harmonie de la dissonance et l’unité de la multiplicité est une sorte d’instinct intellectuel, une tendance originelle et fondamentale de l’esprit.

Toute civilisation qui, soit dans l’intérêt de l’efficacité soit au nom de quelques dogmes politiques ou religieux, essaie de standardiser l’individu humain, commet un crime contre la nature humaine.

« Seul les vigilants peuvent sauvegarder leurs libertés et seuls ceux qui ont sans cesse l’esprit présent et l’intelligence en éveil, peuvent espérer se gouverner effectivement eux-mêmes par des procédures démocratiques. »

Mais difficile de se libérer d’un empire qui agit plus par la persuasion que par la peur. Un empire qui a réussi à nous faire aimer notre servitude, qui nous a même enseigné que la liberté est d’être un peu rebelle face aux autorités et que de s’abandonner aux loisirs qu’il nous offre est obligatoire.

Après tout, le modus Operandi étant le modus vivendi, on l’aime bien ce meilleur des mondes ?  Ne trouvez-vous pas ??

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3 réflexions sur “L’Empire du meilleur des mondes

  • Très bon article.

    Cependant, un détail :
    “C’est la thèse développée par Aldous Huxley en 1935 dans son Roman le meilleur des mondes.

    Considérant que le contrôle par la répression, caractéristique du Roman de Orwell 1984, sera dépassé, il dépeint une forme de dictature douce où les individus, dès leur naissance, sont accoutumés à un système d’oppression implicite.”

    Orwell a publié “1984” en … 1949 (et l’a écrit en 1948, d’où le titre…). Donc, en 1935, Huxley ne pouvait pas considérer les méthodes décrites par Orwell comme dépassées.

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    • plethon

      oui. désolé pour le raccourci. Huxley tiens ce propos dans le retour au meilleur des mondes écris vers la fin des années 50. l’interview avec Mike Wallace en atteste. mais je pense que implicitement il a très bien pu avoir ce type de réflexion dans la mesure ou des régimes totalitaires avait déjà vu le jour à son époque;

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