Arts NarratifsChronique

Livre – “Galíndez”, de Manuel Vázquez-Montalbán

L’écrivain Manuel Vázquez-Montalbán n’a pas seulement écrit les truculentes enquêtes de Pepe Carvalho et de son acolyte Biscuter. Ce “communiste hédoniste et sentimental” possède une biographie de 45 romans, 16 essais, et 4 ouvrages de gastronomie. Parmi eux, “Galindez”, un roman-enquête écrit sur le style du réalisme espagnol qui a le don d’entrainer son lecteur dans un tourbillon d’émotions et de questionnements – l’utilisation de la seconde personne du singulier “tu” ne laisse jamais indifférent un lecteur habitué à la narration autour du “je” ou du “il”.

 

Dans la grande famille des oubliés de l’histoire, nous appelons à la barre Jésus Galíndez Suarez, qui a été vu pour la dernière fois le 12 mars 1956 en plein cœur de Manhattan. Universitaire et fin lettré, Galíndez était aussi un militant de la cause basque ayant rejoint la cause républicaine pendant la Guerre Civile en Espagne, en espoir que les lendemains de la victoire fassent germer l’état Euzkadi. Durant cette boucherie, il sera impliqué dans l’exécution de plusieurs ecclésiastes soupçonnés d’être pro-phalangistes. La victoire du camp franquiste, favorable à une Espagne unifiée, lui fera prendre le chemin de l’exil et il atterrira – en tant que représentant du gouvernement Basque en exil – en République Dominicaine dirigée par son excellence sérénissime Rafael Léonidas Trujillo y Molina, surnommée “Le Bienfaiteur” (ou El Jefe). Galíndez y occupera successivement les tâches de précepteur des enfants Trujillo et de conseiller judiciaire, ce qui est d’autant plus étonnant car par le passé Galíndez s’était “acoquiné” avec les communistes, et l’idéologie du Bienfaiteur est d’une tonalité plus démentielle que celle d’El Caudillo.

Trujillo est à l’avant-garde des dictateurs made in USA finissant par renverser des prédécesseurs, dont le plus grand tort est de manquer de fermeté (Pinochet avec Allende, Compaoré avec Sankara). Parmi les “bienfaits” de Trujillo, on retrouve le massacre de trente mille haïtiens à la frontière en 1937, avec la complicité de François Duvallier aka “Papa Doc”, des répressions d’opposants au régime habilement orchestrées et débouchant sur des exécutions après d’interminables séances de tortures – quand les adversaires importants ne succombaient pas après de tragiques accidents de la route. A cela s’ajoute la tentative d’assassinat à la voiture piégée (suivez mon regard) sur le président Vénézuélien Betancourt qui avait eu le tord de se rapprocher d’opposants dominicains.

Dans un roman de même facture, La Fête au Bouc de Mario Vargas-Llosa, Trujillo est décrit dans toute sa complexité :  un homme voulant à tout prix se montrer généreux et bienveillant ( renommer Saint-Domingue en Ciudad Trujillo, nommer son fils Ramfis âgé de quatre ans comme Colonel des armées et lui octroyer un pont en son nom, instruire le plus grand nombre), un homme qui veut montrer son sens de l’honneur mais qui parallèlement est en proie à des colères mégalomaniaques, et dont l’appétit sexuel est insatiable. L’idée en filigrane derrière les deux romans montre que la folie s’installe lorsque des hommes de confiance, plus royalistes que le roi, accréditent et amplifient le culte jusqu’à la terreur. Hélas, le pouvoir est une danseuse qui aime changer de cavalier. Arrivé au pouvoir, Kennedy – via la même CIA qui protégeait Trujillo – armera quelques résistants anti-trujilistes qui tueront notre Bienfaiteur sans autre forme de procès. Le but étant de s’assurer que la République Dominicaine n’ait pas à connaître un scenario similaire à celui de Cuba ( 1961).

 

” Pourquoi es-tu sorti par la grande porte de West Point alors que mon fils n’a pas réussi avec son école?

– Pour eux  j’étais n’importe qui, Excellence, tandis que votre fils on exigeait qu’il se conduise comme un héritier.

Un Prince.

Un Prince, Excellence. Ramfis n’a pas échoué aux Etats-Unis, ce sont eux qui l’ont fait échouer, parce qu’ils veulent toujours garder un pied sur le cou de leurs alliés.”

 

 

Si Galíndez continue d’espérer pour l’avènement de l’Euzkadi, comment ne pas reconnaître à travers tous ces opposants, ces haïtiens, voire toutes les victimes, ses propres frères ? Pourtant, Galíndez se dit nationalisteou fier de sa race. Dès lors la contradiction est mise en surbrillance. Il veut voir son rêve le plus cher se réaliser, que la Nation basque trouve sa pleine indépendance, tout en se plaçant sous la protection d’un plus grand, pour ne devenir au final qu’un petit pion qui se fera bouffer. Il aura foi en son deuxième pays d’exil, les USA, où il exercera ses talents d’universitaire et d’informateur pour le FBI. Il se mettra en contact avec d’autres opposants au régime Trujillo, et n’aura de cesse de relater sa version des faits ternissant l’image du Bienfaiteur. Or, qu’on soit près de Saint-Domingue comme les Soeurs Mirabal ou à mille lieues de là, on ne salit pas impunément l’image d’un homme d’honneur. Pour être tranquille avec Trujillo, il faut être rangé comme Joaquin Balaguer. Quelle horreur pour Trujillo d’entendre dire qu’un petit révèle ses origines noires – l’un de ses grands-parents était un officier haïtien – lui qui envisageait de “blanchir” la République Dominicaine via plusieurs vagues d’immigrations ( il a proposé la nationalité dominicaine à tout rescapé de la Guerre Civile Espagnole, à tout migrant Juif souhaitant fuir les persécutions nazies). Quelle horreur d’entendre dire que Galíndez décrit en détails le système pyramidal bâti autour de la personne de Trujillo, de dresser des portraits peu flatteurs sur lui, sur son entourage politique et familial. La vérité est le plus insupportable des affronts. Trujillo ne le lui pardonnera jamais.

 

Avec la bénédiction présumée de la CIA et de leurs confrères espagnols, les services secrets dominicains enlèveront Galíndez. Vazquez-Montalban retrace alors ce qui se serait passé après l’enlèvement, en restant fidèle au principe littéraire : plus c’est absurde, plus c’est réaliste. Au départ c’est sous le seul soupçon d’être communiste qu’il sera interrogé et souillé. Les bourreaux sont saisis dans ce qu’ils ont de plus humain, ils ne sont ni laids ni beaux, juste des exécutants. Galíndez est la souris, eux sont les chats. Le jeu n’en vaut pas la peine car son sort est scellé, mais il essaiera tout de même d’invoquer mille prétextes afin de sauver sa peau (son statut de basque en exil, sa nationalité espagnole, ou sa reconnaisse devant le principal concerné des avancées depuis sa prise de pouvoir).

Tout ça n’est que le commencement du commencement, Galíndez. Nous en avons plein les couilles que des nuisances comme vous sèment le scandale à l’étranger en racontant des mensonges sur l’oeuvre du Chef, du Généralissime Trujillo, et couvrent de merde l’honneur de tous les Dominicains. Et ne jouez pas au con avec moi, parce qu’ici personne ne va vous venir en aide, personne n’a l’intention de vous venir en aide“.

Le clou du spectacle reste l’irruption de Trujillo dans la geôle de Galîndez. Déifié à mort par ses subalternes, mais incapable de se contrôler émotionnellement parlant.

Je veux que vous regardiez ce pistolet, et que vous commenciez à trembler en imaginant ce qu’un scélérat comme moi peut faire avec ce pistolet. Et je vais te le dire, je te tutoie parce que tu as perdu le droit d’être vouvoyé, tu as perdu le droit au moindre respect, fils de pute, je vais te le dire parce que tu ne ressortiras jamais vivant de cette pièce.”

 

Voila que quelques décennies plus tard, une étudiante du nom de Muriel Colbert tient à faire de Galíndez le sujet de sa thèse. Muriel aurait tout pour être épanouie. Elle est américaine, originaire d’une famille protestante sans histoire, et elle est promise à un grand avenir dans le monde universitaire qui n’est plus un monde à histoire depuis la fin de la guerre du Vietnam. Seulement Muriel est historienne, mais aussi citoyenne. Elle estime être en droit de savoir. Si Muriel fait au départ son travail d’historienne, consistant à plonger dans le passé pour restituer des faits, Galíndez deviendra quelque chose d’autre, quelque chose qui la poussera à traverser trois continents en quête de renseignements, de petits détails.

Hélas, si au temps de Galíndez la raison d’état était d’ordre idéologique celle qui va s’activer contre Muriel est survivaliste. En effet, notre belle universitaire ne pense pas une seule seconde que certains acteurs de l’ère Trujillo avait à peu près son age – peut-être un peu plus qui sait- et qu’ils occupent désormais de hautes fonctions. Ils n’ont pas envie de se compromettre avec quelques fantômes du passé. Et des grands principes démocratiques, de l’éthique des historiens, la raison d’état n’en a que faire. Peu importe s’il faut contraindre un professeur d’université émérite à essayer de raisonner son ancienne protégée, ceci sous la menace de voir sa carrière ” compromise” à cause de sauteries estudiantines.

Peu importe s’il faut avoir recours à des acteurs de théâtre, la mort est le fil conducteur du récit.

Galíndez

par Manuel Vázquez-Montalbán

Editions du Seuil, 1992

(1188)

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