Hayek contre Keynes : dictature des marchés contre dictature des banques centrales

capitalisme-300La série documentaire « capitalisme » d’Ilan Ziv est disponible en replay sur le site d’arte jusqu’au 24 décembre 2014. Nous en avions déjà relaté les épisodes concernant les pensées d’Adam Smith, Malthus et Ricardo. Le cinquième épisode nous introduit avec fracas dans la pensée du vingtième siècle, par le biais des idées de Friedrich von Hayek et John Manyard Keynes, dont la confrontation s’inscrit dans le cadre tumultueux de la première guerre mondiale. C’est en effet en partant sur le front italien que le jeune soldat Hayek, recrue de l’empire austro-hongrois, perdit une grande part de ses idéaux concernant la nature humaine et celle de l’état. Mobilisé en 1917, Friedrich von Hayek avait les vues d’un socialiste modéré avant d’aller sur le front, considérant que l’Etat avait son rôle à jouer dans le destin social d’une nation. A son retour de guerre cependant, il s’inscrit à l’université de Vienne en économie, où il suit les cours de Ludwig von Mises. Ce dernier le persuade peu à peu que l’idée même d’intervention de l’Etat dans le jeu concurrentiel de l’économie, souhaitable ou non, est de toute manière irréalisable.

A la même époque, à l’autre bout de l’Europe, un jeune économiste fait son entrée dans le gouvernement Britannique de David Lloyd George : John Manyard Keynes. Il s’est fait remarquer durant la guerre en prodiguant des conseils audacieux pour parvenir à financer l’engagement britannique dans le conflit. Participant à de nombreuses réunions préparatoires donnant lieu à l’élaboration du traité de Versailles, Keynes réalise peu à peu que les conditions imposées à l’Allemagne ne peuvent conduire qu’à une nouvelle  catastrophe économique et politique. En effet, le traité ne prévoit aucune limite à la dette imposée à l’Allemagne, infligée par les alliés afin qu’ils puissent eux-mêmes rembourser la dette qu’ils ont contractée auprès des Etats-Unis pour vaincre l’Allemagne… Confronté à l’absurdité d’une telle situation, Keynes préfère démissionner. En vue d’exprimer clairement ses idées concernant les enjeux sciemment ignorés par le traité, il écrit en 1919 Les conséquences économiques de la paix. Son éditeur exigeant des conditions auxquelles il refuse de soumettre, Keynes publie l’ouvrage à compte d’auteur. Le livre se vendra à des milliers d’exemplaires.

Tandis que les exemplaires du livre de Keynes s’écoulent dans toutes les librairies d’Europe et d’Amérique du Nord, les conséquences réelles de l’endettement des nations se font sentir. Afin d’être remboursée dans les meilleurs délais, la réserve fédérale des Etats-Unis (la Fed), l’équivalent de notre banque centrale Européenne, garantit des taux d’intérêt artificiellement bas sur la dette des alliés Européens. Une intervention qui pousse les investisseurs à se tourner vers les marchés financiers de Wall Street, plus rentables que la spéculation sur la dette européenne. Ce revirement est en partie à l’origine de la bulle qui générera la crise financière de 1929.

En 1931, Hayek est invité par le directeur de la prestigieuse London School of Economics (LSE) à donner une série de conférences clarifiant sa perception de la situation économique de l’époque. La LSE, nouvellement fondée, est alors en concurrence directe avec la vénérable université de Cambridge dans laquelle enseigne Keynes. L’occasion est trop belle : une série de débats est organisée pour confronter les positions des deux auteurs. Pour Keynes, la crise est le fruit des disciplines d’austérité qui ont conduit les états à se désengager des politiques publiques en cessant d’investir pour l’emploi. Si l’Etat se sclérose dans une perspective perpétuelle de restriction budgétaire, les entreprises n’emploieront jamais et les épargnants n’investiront pas plus dans l’économie. Pour Hayek au contraire, la crise est la conséquence directe de la politique interventionniste de l’Etat, ou plus précisément de la Fed, la banque centrale dont il pointe la responsabilité avec une certaine clairvoyance. Si la Fed n’avait pas modifié les taux d’intérêt de manière artificielle, la bulle financière n’aurait jamais gonflé et la crise mondiale aurait pu être évitée. La solution prodiguée par Hayek semble néanmoins bien optimiste : il ne reste plus à l’état qu’à « laisser faire » le marché, afin que les actifs toxiques se résorbent par eux-mêmes et que la croissance économique reprenne de plus belle. Pour Keynes en revanche, la banque centrale a le devoir d’interférer dans le cours du marché pour stabiliser les prix. Un point sur lequel le documentaire n’insiste pas, prenant allègrement le parti de Keynes sans indiquer plus avant sa responsabilité dans la collusion entre soumission politique et domination des banques centrales (Fed aux USA, Banque Centrale Européenne de ce côté-ci de l’Atlantique…).

Quand les banques privées spolient les banques centrales dont elles ont structuré la domination, l’exemple de la « Fed » :

Le documentaire affirme que durant l’entre-deux guerres, alors qu’Hayek réside en Angleterre, ses idées sont appliquées en Allemagne par le gouvernement de Heinrich Brüning. Brüning parvient à tenir l’exigence de rigueur nécessaire au règlement des dédommagements imposés par les vainqueurs de la guerre, mais au prix d’une austérité et d’une déflation qui coûteront cher à l’Allemagne :  la chute du Reichsmark (la monnaie allemande de l’époque) et l’envolée du chômage. Le documentaire suggère que c’est sur le terreau de cette politique d’imposition de l’austérité contre l’intérêt des citoyens qu’Adolf Hitler cultivera le discours qui le portera au pouvoir, moins de trois ans après que Brüning aie donné sa démission au président Hindenburg.

Après la seconde guerre mondiale, Hayek élabora un concept qui exprimait la structure du régime politique qui lui semblait idéal : la démarchie. La démarchie est une démocratie de marché qui jugule le pouvoir du nombre par la médiation de spécialistes prenant des décisions en lieu et place du peuple souverain. Pour Hayek, la souveraineté populaire est une absurdité qui affaiblit le pouvoir politique et le mène à prendre des décisions irrationnelles pour contenter la populace. Il semblerait que Brüning ait anticipé la théorie de Hayek à ce propos. Certain de ne pas pouvoir trouver un appui populaire et démocratique pour valider sa politique d’austérité, il décida de l’imposer de manière autoritaire par un ensemble de décrets-lois, aussi connus sous le nom de « décrets de la misère ».

Au crépuscule de la première guerre mondiale, la ligue pacifiste « spartakus » menée par Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht avait tenté de mener l’Allemagne vers une république sociale et démocratique, critique de l’oligarchie financière ayant mené à la guerre, comme de l’autoritarisme bolchevique de l’URSS. Elle appela les ouvriers, les paysans et les soldats à la révolte. Son insurrection fut noyée dans le sang. Entre temps, le parti national socialiste avait phagocyté son discours, avec le succès que l’on sait.

Il semblerait que la promesse d’une démocratie sociale et d’un peuple souverain ait paru plus dangereuse au pouvoir économique et politique que le discours national socialiste, à la victoire duquel les marchés financiers contribuèrent dans une large mesure. A la fin de la seconde guerre mondiale, Keynes était une sommité politique reconnue dans le monde entier, il était adulé comme un prophète. Les politiciens des années vingt étaient restés sourds à son injonction de poser les fondations d’une régulation économique globale comme bases du nouvel ordre politique mondial (à l’époque, la Société Des Nations) qu’ils voulaient mettre en place. Ceux de la fin des années quarante, soucieux de ne pas reproduire la même erreur, lui donnèrent beaucoup plus d’influence.

Keynes avait proposé la création d’une monnaie internationale, le « bancor », indexée sur la valeur de l’or. Le projet qui fut retenu lors des accords de Brettonwoods lui préféra une indexation sur le dollar, ce que critiqua ouvertement Charles de Gaulle. Malgré cet enrayement sur sa proposition de bancor,  Keynes contribua largement à la création de la BIRD et du FMI. Il donnait ainsi naissance aux structures dans lesquelles les légions de spécialistes en cols blancs de l’élite mondialisée se succéderaient pour imposer par la force l’ouverture des marchés nationaux à la concurrence mondiale, pulvérisant par là même l’équilibre des économies locales. Cette participation peut laisser penser que Keynes partageait avec Hayek un certain goût pour le despotisme éclairé, c’est-à-dire pour l’idée selon laquelle un petit nombre de spécialistes et de techniciens réglerait des situations complexes de manière plus efficace qu’une assemblée sensée se plier à un processus de délibération démocratique long et incertain. On est en droit de se demander ce qui l’a poussé à négliger le risque prévisible que ces institutions supranationales surpuissantes soient parasitées par des mercenaires à la solde des organes qu’ils étaient sensés réguler. Telle fut la porte par laquelle s’infiltra le cheval de Troie de la démarchie de Hayek dans le régulationnisme de Keynes.

Comment les organisations financières internationales structurent le racket des états :

Keynes rendit l’âme en 1946. Il n’eût pas le temps de répondre aux réflexions développées par Hayek dans La route de la servitude, publié en 1944. Hayek y fait fi de sa propre influence sur les politiques de rigueur ayant mené l’Allemagne à la banqueroute. Il développe une théorie selon laquelle ce serait au contraire l’interventionnisme de l’Etat qui conduirait au totalitarisme, en privant les individus de leur esprit d’initiative et d’entreprise pour les réduire à un état de dépendance permanent. Pour développer ses idées, il participe à la fondation de la société du Mont Pèlerin, regroupant des intellectuels partageant d’assez près les perspectives libérales qu’il aimerait faire adopter aux sociétés contemporaines. La période que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de « trente glorieuses » correspond au années de disettes que connaissent les théories de Hayek. Le compromis élaboré par Keynes entre capitalisme et interventionnisme semble alors fonctionner de manière satisfaisante. Mais lorsque survient la crise économique de la fin des années soixante-dix, Ronald Reagan aux Etats-Unis et Margaret Thatcher en Grande-Bretagne reprennent à leur compte les idées de Hayek pour justifier le démantèlement progressif de l’Etat-providence et la dérégulation des marchés financiers. Ces initiatives ayant décimé l’industrie britannique, Margaret Thatcher doit faire face à une insurrection sociale sans précédent dans toute l’Angleterre. C’est donc avec la plus grande bienveillance qu’elle accueillera la théorie de la démarchie justifiant qu’un gouvernement s’oppose à l’intérêt et à la volonté du peuple souverain. Cependant, un tel jugement est à nuancer en précisant que l’influence de Hayek a pu faire percevoir à Mme Thatcher le danger que pouvait représenter une banque centrale pour la souveraineté des démocraties européennes.

Pourrait-on dire que c’est un mélange de « démarchie » à la Hayek et d’interventionnisme autoritaire des institutions financières centralisées à la Keynes qui caractérise la « gouvernance » oligarchique contemporaine ? Chacun est libre d’en juger. Il semblerait que ce soit au nom de telles théories que dans les soubresauts de la « crise des subprimes » entamée en 2007, les banques privées aient été renflouées par les deniers publics, autant par le « plan Paulson » aux Etats-Unis que par le « plan de sauvetage » européen, et ce sans aucune consultation populaire. C’est également sans mandat d’élection populaire que Mario Draghi et Mario Monti, deux fidèles serviteurs de la banque d’affaires Goldman Sachs, furent respectivement nommés gouverneur de la Banque centrale Européenne et président du conseil Italien, ou encore que l’employé de la banque Rothschild Emmanuel Macron fut nommé à la tête du ministère de l’économie en France. C’est sans mandat démocratique enfin que le gouvernement Chypriote autorisa la fermeture des banques pendant douze jours sur sur son territoire en 2013 au titre d’un « prélèvement obligatoire » (ou racket organisé, c’est selon …) et que le projet de référendum de la Grèce concernant l’adoption ou non du « plan de sauvetage européen » en 2011 fut purement et simplement abandonné après les condamnations de l’Union Européenne. Voilà un recours à la bonne vieille méthode des « lois-décrets » de Brüning qu’il pourrait s’avérer salvateur d’interroger.

Galil Agar

Pour finir avec un peu d’humour et en musique, voici deux clips de rap synthétisant le débat entre Keynes et Hayek :

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1 commentaire

  1. William Perroquet dit :

    Bon article, merci! Ils y vont fort chez Euronews!

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