Anton Wilhelm Amo, un philosophe ghanéen contre le libéralisme esclavagiste des lumières anglo-saxonnes
Honoré de Balzac l’écrivait déjà dans Les illusions perdues : « il y a deux histoires : l’histoire officielle, menteuse, puis l’histoire secrète où sont les véritables causes des évènements ». L’histoire du capitalisme n’échappe pas à cette règle, loin de là, et c’est son histoire secrète que le réalisateur Israélien Ilan Ziv entreprend de nous révéler dans une série documentaire en six parties, intitulée simplement « Capitalisme ». Il y interroge notamment les relations entre la structure de l’idéologie libérale et le développement de l’esclavage industriel accompagnant la conquête de l’Amérique. Les épisodes 1 et 2 sont disponibles gratuitement jusqu’au mardi 21 octobre sur le site d’arte.
Cette série documentaire prend le parti d’interroger de vrais professeurs d’économie, plus habitués aux amphis des grandes universités qu’aux plateaux TV de chaînes infos continues. Si vous ne voyez jamais les noms de ces spécialistes reconnus sur les listes des prétendants au prix de la banque de Suède baptisé frauduleusement « prix Nobel d’économie », ce n’est pas un hasard. Il existe plusieurs interprétations de l’histoire du capitalisme. Celle qui est régulièrement récompensée pour son allégeance au modèle de la « démocratie de marché » conçoit l’économie comme une science « objective », « naturelle », comme la physique ou la biologie, dont il suffirait de découvrir les « lois » pour en saisir les tenants et les aboutissants.
L’un des prophètes de cette première école de pensée est l’essayiste du dix-huitième siècle Adam Smith, dont la théorie a été largement manipulée et détournée par ses « héritiers », comme l’explique clairement Noam Chomsky dans la deuxième partie du documentaire. L’évangile de ces économistes « libéraux » se nomme La richesse des nations, un ouvrage dans lequel Smith prétend déterminer les lois objectives du développement économique et industriel des nations. Pourquoi certaines nations s’enrichissent et d’autres pas ? Telle est la question à laquelle il dit vouloir répondre.
Cependant, il existe une condition manifeste de ce développement qui n’est évoquée nulle part dans cet ouvrage de près de 400 pages : Smith ne mentionne jamais l’esclavage des Noirs et des Indiens d’Amérique parmi les dispositions évidentes de la domination matérielle des nations Européennes. Un « oubli » qui n’est pas sans conséquence, dans la mesure où il permet de transformer théoriquement cette domination matérielle en domination naturelle et intellectuelle. David Hume, philosophe contemporain de Smith considéré comme son âme sœur sur le plan intellectuel et comme un des pères fondateurs de la philosophie des lumières, ne craint pas de déclarer que « les Nègres sont naturellement inférieurs aux Blancs »…
Smith et Hume vécurent en Ecosse à l’époque où cette nation devint le berceau mondial de la Franc-maçonnerie. Si durant notre scolarité, les programmes de l’éducation nationale nous rabâchent à longueurs d’années que nous sommes redevables aux « lumières » de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen et de la révolution industrielle, ils se font nettement plus discrets sur les théories raciales élaborées par les mêmes philosophes en vue de banaliser la marchandisation des esclaves dans la perspective de la « libre » expansion du commerce triangulaire.
À la lumière de tels paradoxes, une contre-histoire du libéralisme devient envisageable. Ilan Ziv s’en fait le porte-voix. Une telle interprétation n’appréhende pas l’économie comme une science « objective » obéissant à des lois « naturelles », mais comme une science sociale que l’on ne peut séparer des conditions historiques et politiques qui la déterminent. Dans cette perspective, l’histoire du capitalisme moderne est indissociable de celle de l’esclavage industriel, dont le « dumping social » mondialisé n’est qu’une version grossièrement remodelée.
C’est dans cette perspective alternative que l’histoire du philosophe Anton Wilhelm Amo, narrée dans la seconde partie du documentaire, prend toute sa valeur. Amo est né à Awukena, au Ghana, à l’aube de ce dix-huitième siècle si paradoxal, vers 1703. Vers l’âge de cinq ans, il est déporté en Europe par la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales où il est offert en « présent » au duc de Brunswick-Wolfenbüttel, Anton Ulrich. Ce genre de « cadeau » diplomatique était alors fort fréquent. Ce qui l’était moins, c’était de donner à un enfant ainsi « offert » une éducation scolaire, plutôt que de le traiter en serviteur. Ulrich lui permit cette opportunité peu commune.
Amo la saisit au vol de la manière la plus brillante qui soit. Inscrit au Collège de Philosophie et de Sciences Humaines de l’université de Halle en Allemagne en 1727, il en sortit diplômé de droit en 1729, avant de poursuivre des études de médecine à l’Université de Wittemberg, puis de rédiger une thèse sur L’Apathie de l’âme humaine (1734), puis un Traité sur L’art de philosopher de manière simple et précise (1738). Ce qui lui valut d’être nommé à une chaire de philosophie de la prestigieuse université d’Iéna, université dans laquelle il fut notamment succédé par le père du Romantisme allemand et ami de Goethe : l’écrivain et historien Friedrich von Schiller. Amo côtoya les plus grands esprits de son temps. Il fut un héritier spirituel du grand philosophe rationaliste de Halle, Christian Wolff, et précéda Emmanuel Kant en jetant les bases d’une théorie de l’esprit humain décelant les subtilités qui distinguent notre appréhension rationnelle et notre compréhension empirique des phénomènes.
Amo devint le premier Africain à obtenir un doctorat dans une université européenne. S’il a su tirer le meilleur de son éducation allemande, il n’en oublia pour autant jamais ses origines. Dans sa première dissertation inaugurale, Du droit des Maures en Europe (1729), il s’inquiéta de la condition des Noirs sur le continent même où Hume, Voltaire et Kant (très inspiré par Hume) développèrent des théories de la « hiérarchie des races », tandis que Smith se chargeait modestement d’établir les critères « scientifiques » d’explication de la suprématie matérielle de l’Occident. Ceux que le sujet intéresse pourront se référer à l’anthologie critique de Dominique Colas, « Races et racismes, de Platon à Derrida » (Plon, 2004).
Comme le font Luc Ferry pour Kant ou Robert Mankin pour Hume, le « racialisme » des philosophes des lumières est souvent excusé par leurs commentateurs au prétexte que leur époque n’était pas la nôtre… Au regard du travail intellectuel considérable d’Amo, la thèse de la hiérarchie des races était déjà caduque en leur temps. L’oeuvre d’Amo balaie d’un revers de manche les explications fallacieuses d’un Ferry ou d’un Mankin, qui pour leur part, se gardent bien d’établir un lien direct entre cette bonne vieille tradition racialiste des lumières et la structure capitaliste de l’esclavage industriel mondialisé. Comme D.Colas le démontre : « L’implication de la thèse de Kant pour les noirs est cruciale : si les noirs ne travaillent pas spontanément, il faut les y contraindre, or c’est ce qui fonde l’institution de l’esclavage » (p.259).
Ces hiérarchies théoriques n’ont rien à voir avec la haine : elles se mettent servilement au service du système économique dominant leur environnement politique. Après sa carrière universitaire, Amo retourna dans son pays natal où il demeura jusqu’à sa mort et gagna sa vie en tant qu’orfèvre. L’abbé Grégoire, qui lutta en faveur de l’abolition des privilèges et de l’esclavage et en faveur du suffrage universel pendant la Révolution Française, mentionna l’œuvre d’Amo au chapitre 18 de son ouvrage sur « la littérature des Nègres » (1808) qui traitait de la place des Noirs dans l’histoire de l’humanité, en des termes qui semblaient déjà rétorquer au discours ignare et méprisant d’Henri Guaino prononcé par Nicolas Sarkozy le 26 Juillet 2007 à l’université de Dakar.
« L’Université de Wittemberg n’avait pas, sur la différence de couleurs, les préjugés absurdes de tant d’hommes qui se prétendent éclairés », écrivait Grégoire à l’aurore du dix-neuvième siècle en faisant référence à Amo. De nos jours, l’ouvrage de Smith sert de « Bible » libérale aux étudiants des Business School du monde entier, qui souvent, n’en connaissent pas pour autant la moitié de l’introduction… L’œuvre de David Hume fait toujours autorité dans les universités de philosophie. Ses arguments concernant la hiérarchie des races y sont complaisamment passés sous silence, lorsqu’ils ne sont pas excusés par de discutables raisonnements intellectuels.
Pour sa part, l’œuvre d’Anton Wilhelm Amo a été soigneusement écartée de l’histoire officielle de la philosophie. Une « omission » qui sert encore aujourd’hui les intérêts des puissances financières ayant procuré en leur temps le confort intellectuel et matériel d’un Hume ou d’un Smith … Un oubli qu’il y a urgence à réparer.
Galil Agar
Episodes 1 & 2 de la série « Capitalisme » disponibles jusqu’au 21 Octobre sur le site d’arte
Episodes 3 & 4 diffusés le 21 Octobre à partir de 22 :35, disponibles pendant 7 jours sur le site.
Episodes 5 & 6 le 28 Octobre.
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Excellent documentaire et merci pour le compte rendu enrichi. Je l’ai visionné avec mes élèves dans le cadre du chapitre sur la philosophie des Lumières.
Alors dans ce cas, merci à vous d’avoir participé au rétablissement d’une vérité historique. Je vous recommande l’épisode 3 diffusé hier sur arte, qui montre comment la population pauvre d’Angleterre a été elle aussi pratiquement réduite en esclavage, enfermée de force dans des maisons de travail par son propre gouvernement, sur les suggestions de David Ricardo et de son ami Thomas Malthus. Bien cordialement.
Les épisodes 1 et 2 du documentaire d’Ilan Ziv sont finalement disponibles en replay jusqu’au 9 décembre 2014 à cette adresse:
http://info.arte.tv/fr/clone-capitalisme-clone
Les épisodes suivants sont disponibles à la même adresse jusqu’au 16 et au 24 décembre. Indispensable pour comprendre la “logique” de notre système économique actuel.